“Ce qui m’a frappé comme la foudre chez les Monty Python,
c’est que l’humour permettait à des gens très intelligents
d’exprimer des choses ne pouvant l’être autrement”.
Douglas Adams, Fonds de tiroir,
Folio SF, Gallimard 2004. Trad. de Michel Pagel.
L’édito DE VIS COMICA (EST TOUJOURS trop long)
490 raisons de déprimer ?
Si Claude Haber, récemment désigné correspondant belge officiel de VIS COMICA malgré lui, soutien émérite et amateur très éclairé de la littérature et des écrits humoristiques ne m’avait pas signalé sur Facebook, la vitrine de cet été de la librairie La Manœuvre (*) j’aurai douté qu’il existe tout de même quelques libraires et quelques livres en ce bas monde qui luttent contre le mode grave.
On va dire qu’avec l’âge, je ressasse — c’est probable —, mais voilà : comme tous les critiques, voire de nombreux libraires débordés, je n’ai évidemment pas lu les 490 romans de cette rentrée littéraire ; en revanche, j’ai compulsé plusieurs articles qui prétendent en savoir plus, car ils ont recopié les communiqués de presse. « Les 10 romans de la rentrée », « les tendances de la rentrée littéraire », « Les romans à ne pas manquer à l’occasion de… », etc. J’ai même lu tous les résumés de livres de la brochure publicitaire de « l’espace culture » de mon supermarché du coin (la personne qui en a rédigé les vingt pages de notules doit depuis être sous anti-dépresseurs) : c’est dire si je suis teigneux et fonde mon analyse sur des bases sérieuses. Au doigt mouillé (sachant qu’ils omettent 90% de ce qui est sorti), la tendance majoritaire de la rentrée littéraire est semble-t-il aux suicides, incestes, meurtres, histoires de familles glauques (ou histoires glauques de familles), violences familiales et conjugales, perte de proches, problèmes des LGBT+, #metoo partout, conséquences et méfaits des guerres (mondiales, coloniales, exotiques…), et au mieux, bobologies de beaux quartiers. Ce ne sont plus des romans, mais les pages actualité ou faits divers de la presse. Franchement ? Avez-vous envie de lire cela ad nauseam ?
Il n’est évidemment pas question de retirer à la littérature ses capacité et ambition à traiter de toutes les misères humaines, ni la cantonner à seulement les plus grandes — il y a des chefs d’œuvres majeurs et nécessaires sur ces questions —, ni même de considérer celles-ci comme inintéressantes, mais simplement de remarquer que si on ne sort par opportunisme et panurgisme à gros bouillons, dès lors que c’est simplement publiable et à peu près écrit, que des histoires de scandales sexuels et de captation d’héritage dans des familles LGBT migrantes déjà éprouvées par différents conflits sanglants alors que se profilent les nouvelles pandémies de coqueluche des huîtres, toux du sanglier ou scarlatine du moineau, on risque peut-être, par trop de quête de réalité, de déprimer les gens saturés de noirceur, mais surtout de placer sur le même pied d’égalité en confondant ce qui ressortit du banal récit ou de la simple narration dans l’air du temps, de la littérature qui viserait plutôt à mon sens à mettre en scène et en perspective avec davantage de réserve et moins d’abondance en rayon (ou plus de sélection), si elle s’y penche, les méfaits du Mal (qui, j’en conviens, n’est pas gentil).
(Relisez la phrase précédente sans respirer, juste pour voir. Ce test d’effort ne vous sera pas facturé).
Ce qui me gène n’est pas le sujet, mais l’unicité du mode de traitement et l’ennui écrasant qui s’en dégage : pathos et gravité ne se distinguent que par des efforts de style lorsqu’il y en a, et laissent trop peu souvent la place à l’humour, façon saine, distanciée, intelligente et complice d’évoquer ce qui nous préoccupe, d’exorciser le Mal (qui est méchant). On n’a pas besoin de nous montrer, de nous démontrer, que c’est grave : on le sait. Ce dont on a besoin, c’est qu’on nous en parle sans forcément qu’on ait l’impression qu’on souhaite nous accabler, voire qu’on nous dise ce qu’en penser.
Notons qu’il n’est pas question non plus de tomber ici dans l’injonction actuelle consistant à devoir rire de tout, pour tout ; ce qui a ôté au rire ses sens et fonctions mêmes, et rend dérisoire toute chose, comme le pathos généralisé le fait si bien lui aussi. C’est une question de mesure.
Appeler à l’humour en littérature, c’est simplement demander aux autrices et auteurs (ou aux éditeurs ?) de faire preuve de davantage d’imagination, d’originalité, de créativité et de sollicitation de l’intelligence des lectrices et lecteurs ; de proposer une union dans la compréhension de ce qui nous agresse, en vue de sa neutralisation. C’est demander de la biodiversité littéraire, parce que nous sommes divers devant nos perceptions des avanies de l’existence et de l’état du monde. L’humour étant moins monolithique dans sa forme que le pathos, on aura toujours plus à réfléchir, et on en dira pas moins si tel ou tel problème de cor au pied est traité autrement que sous l’aspect psycho-clinique dramatique.
Non à la standardisation lacrymale ! Non à la recherche de « l’histoire vraie ». Oui aux littérature de l’imaginaire, aux littératures de genre… et surtout avec de l’humour !
En conclusion, pour enfoncer le clou (pour ceux qui ont tenu jusque ici, car j’ai bien le sentiment d’être chiant et grave à ce niveau de l’édito), je ne dirai qu’une chose forte et radicale, que je vous incite à propager. La voici, c’est : pouet ! (**)
Bonne lecture
Francis
(*) 58 rue de la Roquette à Paris 11e. En « courrier des lecteurs », vous verrez par ailleurs toujours grâce à notre correspondant que la Belgique est peut-être la patrie officielle de l’humour en littérature, tant par sa production que par ses activités de promotion en la matière.
(**) Eh bien voilà comment foutre en l’air tout le propos précédent ! Justement, non ! : ce n’est pas « pouet ! » qu’il faut dire. On parle d’humour sophistiqué, d’esprit, ici — du moins autant que possible ou que trouvable. Il faut donc dire… Euh… : « Diantre ! » (?)
Au sommaire de ce numéro 5 : Mark Twain, deux fois remarqué – un roman nantais à lire au galop – Proust est mort de rire – Houellebecq et Bukowski – Douglas Adams et ses biscuits – des brèves (de comptoir) – les lecteurs envoient des trucs – messages de service.
Vous êtes 15 908 466 à recevoir cette lettre et je vous en remercie. (Vous pouvez vous en désabonner aisément en bas). Une personne seulement s’est plainte, mais elle n’a pas rappelé. Il est vrai qu’il était question de « brocolis » dans le message ; ce n’était peut-être finalement pas pour VIS COMICA… donc tout va bien !
< JOIE ! JOIE ! QUATRE ebooks gratuits ce mois-ci sont offerts en téléchargement aux soutiens (Deux Westlake, un William Boyd, un Roy Lewis) > Mais c’est ouf !, comment font-ils pour avoir de tels privilèges ?
Ah oui au fait : mon nouveau roman, auto-édité à la suite d’une souscription réussie est disponible ici en papier et epub. Mais vous êtes nombreuses et nombreux à le savoir ici. Depuis quelques temps, je rajoute sur le site des « bonus inédits », liés à l’univers du roman, et illustrés par des images composées avec l’IA Midjourney. Pareil, c’est sur le site.
MARK TWAIN, 2 fois remarqué
[pré-requis : l’humour américain old school, le non sense, « l’esprit » devenu désuet, l’ironie mordante, aimer les accumulations loufoques, avoir de l’indulgence pour l’inégal et parfois le n’importe quoi ; s’intéresser à la culture américaine].
Samuel Langhorne Clemens a pris le pseudo de Mark Twain (le père de Tom Sawyer et d’Huckleberry Finn, écrivain, journaliste, conteur, humoriste…), en référence à la période où il fut marinier sur le Mississipi (cri de marinier « Mark twain ! » : « Deux brasses de fond ! »). Son apport à la modernité de la littérature américaine est prépondérant et son humour est resté fameux. Dans ce très bon article du Larousse, on nous le résume mieux que je ne le ferais : « un humour particulier : l’humour de l’Ouest. Humour sauvage, cruel et burlesque qui cache la tragédie et rit d’une balle perdue qui se trompe de victime. Humour dont la source n’est pas la joie, mais la peur d’avoir peur. Le « comique » est un personnage traditionnel de l’Ouest, que le « western » perpétue. Mauvais chercheur d’or, Clemens se fit une réputation de conteur. (…) Le 18 novembre 1865, il publie dans Saturday Post son premier conte folklorique du Far West, la Fameuse Grenouille sauteuse de Calaveras. En 1867, il rassemble ces contes en un premier volume : The Celebrated Jumping Frog of Calaveras County, and Other Sketches. »
Coïncidence La grenouille de Calaveras et une sélection de textes emblématiques ont été réédités simultanément en juin dernier chez les louables éditions de l’Arbre Vengeur dans un petit recueil intitulé Comment parvenir à tout rater, et en mai 2022 chez Rivages Poche en collection petite bibliothèque, qui a publié une sélection de texte de La petite anthologie de l’humour de Mark Twain (qui y apprend-t-on, ne fut pas de Mark Twain en réalité à l’époque, mais contint certes plein de textes de Mark Twain. Ce serait long à expliquer).
Tout n’est pas drôle, loin s’en faut. L’humour a quelquefois vieilli ou alors des références ou allusions trop lointaines nous échappent (malgré les préfaces informatives de haute tenue, différentes et passionnantes, contenues dans chacun des ouvrages). Twain s’amuse parfois comme un fou et raconte parfois n’importe quoi, presque, dirait-on, au fil d’une plume à l’imagination empressée. On recommandera les deux ouvrages pour quelques textes bien savoureux (ou édifiants, telles les préfaces donc), irrévérencieux, subversifs et anticléricaux parfois (comme La Grande révolution de Pitcairn dans le recueil de l’Arbre Vengeur, ou ironiques et jubilatoires (Notre guide italien dans le recueil de Rivages ; texte reproduit en PDF pour vous > ici MarkTwainNotreguideitalien). Bref, deux petits ouvrages pas indispensables, mais nécessaires pour qui veut se remettre utilement à Twain, auteur par ailleurs de très grands récits sur la vie dans l’Ouest, le vrai (récits différents des romans avec Tom Sawyer et Huckleberry Finn).
Petite Anthologie de l’humour, de Mark Twain. Rivages poches, petite bibliothèque inédit.
Comment parvenir à tout rater, de Mark Twain, l’Arbre Vengeur, coll. L’arbuste véhément.
(Merci à Claude Haber (encore lui) pour avoir signaler ces parutions simultanées…)
ÇA SE LIT AU GALOP
[pré-requis : aimer les chevaux et le PMU (ou pas) ; les bistrots ; les personnages qui flottent et dérivent ; la dérision désinvolte].
C‘est un petit roman (en taille : 120 pages) publié chez Pocket en mai dernier (réédition du Dilettante) qui ne paie pas de mine, mais est sympathique et drôle. Fièvre de Cheval de Sylvain Chantal (un auteur nantais, membre de la petite hype « culture-com' » locale) narre comment Anatole, un type un peu perdu se prend contre toute attente de passion pour le PMU, et ce vers quoi cela va le mener. Le sujet, improbable et documenté (on en apprend sur le monde des piliers de bistrots et des écrans de La Française des Jeux ; il y a sans doute du vécu) est bien tenu jusqu’au bout. C’est frais, c’est crunchy comme on dit (ça se grignote sans faim), sans prétention et on passe ma foi un court (et suffisant) bon moment, bien souriant. (Ce type d’ouvrage n’est pas sans me rappeler les premiers romans d’un auteur qui n’écrit désormais plus, l’âge venu, que des tribunes réactionnaires, mais qui fut doué en son temps dans le genre léger, David Angevin, dont je parlerai un jour peut-être). Les louanges portées en 4e de couverture ou sur le bandeau du livre placent Fièvre de cheval, presque comme un des chefs d’œuvres d’humour en littérature. Oh, oh, les bourrins, calmes, calmes, on se calme, tout de même.
Fièvre de cheval, de Sylvain Chantal, Pocket.
Les premières pages en PDF : FievreDeCheval
proust, mort de rire depuis 100 ans
[pré-requis : Proust]. Lors d’un échange avec François Vaillant, éminent soutien de VIS COMICA, j’ai appris que Marcel Proust était drôle. Il est vrai que des palanquées d’émissions écoutées et d’articles lus en cette année du centenaire de sa mort n’ont eu de cesse de me le répéter, voire ont clamé que l’humour était au centre de l’œuvre. Je n’en étais pas convaincu (mais je n’ai lu qu’à peine Proust… Quelques passages dans le Lagarde et Michard de ma jeunesse, et cela m’a suffit — J’ai tort, je sais). François m’a alors envoyé deux extraits de Du côté de chez Swann, qui permettent par la même occasion à VIS COMICA donc d’être aussi dans l’actualité littéraire de l’année. Merci !
« Ainsi Françoise et ma tante appréciaient−elles ensemble au cours de cette séance matinale, les premiers événements du jour. Mais quelquefois ces événements revêtaient un caractère si mystérieux et si grave que ma tante sentait qu’elle ne pourrait pas attendre le moment où Françoise monterait, et quatre coups de sonnette formidables retentissaient dans la maison.
− Mais, madame Octave, ce n’est pas encore l’heure de la pepsine, disait Françoise. Est−ce que vous vous êtes senti une faiblesse ?
− Mais non, Françoise, disait ma tante, c’est−à−dire si, vous savez bien que maintenant les moments où je n’ai pas de faiblesse sont bien rares ; un jour je passerai comme Mme Rousseau sans avoir eu le temps de me reconnaître ; mais ce n’est pas pour cela que je sonne. Croyez−vous pas que je viens de voir comme je vous vois Mme Goupil avec une fillette que je ne connais point ? Allez donc chercher deux sous de sel chez Camus. C’est bien rare si Théodore ne peut pas vous dire qui c’est.
− Mais ça sera la fille à M. Pupin, disait Françoise qui préférait s’en tenir à une explication immédiate, ayant été déjà deux fois depuis le matin chez Camus.
− La fille à M. Pupin ! Oh ! Je vous crois bien, ma pauvre Françoise !Vec cela que je ne l’aurais pas reconnue !
− Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je veux dire la gamine, celle qui est en pension à Jouy. Il me ressemble de l’avoir déjà vue ce matin.
− Ah ! À moins de ça, disait ma tante. Il faudrait qu’elle soit venue pour les fêtes. C’est cela ! Il n’y a pas besoin de chercher, elle sera venue pour les fêtes. Mais alors nous pourrions bien voir tout à l’heure Mme Sazerat venir sonner chez sa sœur pour le déjeuner. Ce sera ça ! J’ai vu le petit de chez Galopin qui passait avec une tarte ! Vous verrez que la tarte allait chez Mme Goupil.
− Dès l’instant que Mme Goupil a de la visite, madame Octave, vous n’allez pas tarder à voir tout son monde rentrer pour le déjeuner, car il commence à ne plus être de bonne heure, disait Françoise qui, pressée de redescendre s’occuper du déjeuner, n’était pas fâchée de laisser à ma tante cette distraction en perspective.
− Oh ! Pas avant midi, répondait ma tante d’un ton résigné, tout en jetant sur la pendule un coup d’œil inquiet, mais furtif pour ne pas laisser voir qu’elle, qui avait renoncé à tout, trouvait pourtant, à apprendre qui Mme Goupil avait à déjeuner, un plaisir aussi vif, et qui se ferait malheureusement attendre encore un peu plus d’une heure. « Et encore cela tombera pendant mon déjeuner ! » Ajouta−t−elle à mi−voix pour elle−même. Son déjeuner lui était une distraction suffisante pour qu’elle n’en souhaitât pas une autre en même temps. « Vous n’oublierez pas au moins de me donner mes œufs à la crème dans une assiette plate ? » C’étaient les seules qui fussent ornées de sujets, et ma tante s’amusait à chaque repas à lire la légende de celle qu’on lui servait ce jour−là. Elle mettait ses lunettes, déchiffrait : Ali−baba et les quarante voleurs, Aladin ou la lampe merveilleuse, et disait en souriant : très bien, très bien.
− Je serais bien allée chez Camus…, Disait Françoise en voyant que ma tante ne l’y enverrait plus.
− Mais non, ce n’est plus la peine, c’est sûrement Mlle Pupin. Ma pauvre Françoise, je regrette de vous avoir fait monter pour rien.
Mais ma tante savait bien que ce n’était pas pour rien qu’elle avait sonné Françoise, car, à Combray, une personne « Qu’on ne connaissait point » était un être aussi peu croyable qu’un dieu de la mythologie, et de fait on ne se souvenait pas que, chaque fois que s’était produite, dans la rue du Saint−esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupéfiantes, des recherches bien conduites n’eussent pas fini par réduire le personnage fabuleux aux proportions d’une « personne qu’on connaissait », soit personnellement, soit abstraitement, dans son état civil, en tant qu’ayant tel degré de parenté avec des gens de Combray.
C’était le fils de Mme Sauton qui rentrait du service, la nièce de l’abbé Perdreau qui sortait du couvent, le frère du curé, percepteur à Châteaudun qui venait de prendre sa retraite ou qui était venu passer les fêtes. On avait eu en les apercevant l’émotion de croire qu’il y avait à Combray des gens qu’on ne connaissait point, simplement parce qu’on ne les avait pas reconnus ou identifiés tout de suite. Et pourtant, longtemps à l’avance, Mme Sauton et le curé avaient prévenu qu’ils attendaient leurs « voyageurs ».
Quand le soir je montais, en rentrant, raconter notre promenade à ma tante, si j’avais l’imprudence de lui dire que nous avions rencontré, près du Pont−vieux, un homme que mon grand−père ne connaissait pas : « Un homme que grand−père ne connaissait point, s’écriait−elle ! Ah ! Je te crois bien ! » Néanmoins un peu émue de cette nouvelle, elle voulait en avoir le cœur net, mon grand−père était mandé. « Qui donc est−ce que vous avez rencontré près du Pont−vieux, mon oncle ? Un homme que vous ne connaissiez point?
− Mais si, répondait mon grand−père, c’était Prosper, le frère du jardinier de Mme Bouilleboeuf.
− Ah ! Bien », disait ma tante, tranquillisée et un peu rouge ; haussant les épaules avec un sourire ironique, elle ajoutait : « Aussi il me disait que vous aviez rencontré un homme que vous ne connaissiez point ! » Et on me recommandait d’être plus circonspect une autre fois et de ne plus agiter ainsi ma tante par des paroles irréfléchies.
On connaissait tellement bien tout le monde, à Combray, bêtes et gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien « qu’elle ne connaissait point » elle ne cessait d’y penser et de consacrer à ce fait incompréhensible ses talents d’induction et ses heures de liberté.
− Ce sera le chien de Mme Sazerat, disait Françoise, sans grande conviction, mais dans un but d’apaisement et pour que ma tante ne se « fende pas la tête ».
− Comme si je ne connaissais pas le chien de Mme Sazerat ! Répondait ma tante dont l’esprit critique n’admettait pas si facilement un fait.
− Ah ! Ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rapporté de Lisieux.
− Ah ! À moins de ça.
− Il paraît que c’est une bête bien affable, ajoutait Françoise qui tenait le renseignement de Théodore, spirituelle comme une personne, toujours de bonne humeur, toujours aimable, toujours quelque chose de gracieux. C’est rare qu’une bête qui n’a que cet âge−là soit déjà si galante. Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je n’ai pas le temps de m’amuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau n’est seulement pas éclairé, et j’ai encore à plumer mes asperges. »
Autre extrait :
« Mais depuis nombre d’années je n’entrais plus dans le cabinet de mon oncle Adolphe, ce dernier ne venant plus à Combray à cause d’une brouille qui était survenue entre lui et ma famille, par ma faute, dans les circonstances suivantes : une ou deux fois par mois, à Paris, on m’envoyait lui faire une visite, comme il finissait de déjeuner, en simple vareuse, servi par son domestique en veste de travail de coutil rayé violet et blanc. Il se plaignait en ronchonnant que je n’étais pas venu depuis longtemps, qu’on l’abandonnait ; il m’offrait un massepain ou une mandarine, nous traversions un salon dans lequel on ne s’arrêtait jamais, où on ne faisait jamais de feu, dont les murs étaient ornés de moulures dorées, les plafonds peints d’un bleu qui prétendait imiter le ciel et les meubles capitonnés en satin comme chez mes grands−parents, mais jaune ; puis nous passions dans ce qu’il appelait son cabinet de « Travail » aux murs duquel étaient accrochées de ces gravures représentant sur fond noir une déesse charnue et rose conduisant un char, montée sur un globe, ou une étoile au front, qu’on aimait sous le second empire parce qu’on leur trouvait un air pompéien, puis qu’on détesta, et qu’on recommence à aimer pour une seule et même raison, malgré les autres qu’on donne, et qui est qu’elles ont l’air second empire. Et je restais avec mon oncle jusqu’à ce que son valet de chambre vînt lui demander, de la part du cocher, pour quelle heure celui−ci devait atteler. Mon oncle se plongeait alors dans une méditation qu’aurait craint de troubler d’un seul mouvement son valet de chambre émerveillé, et dont il attendait avec curiosité le résultat, toujours identique. Enfin, après une hésitation suprême, mon oncle prononçait infailliblement ces mots : « Deux heures et quart », que le valet de chambre répétait avec étonnement, mais sans discuter : « Deux heures et quart ? Bien… Je vais le dire… »
Du côté de chez Swann, Marcel Proust.
houellebecq drôle avec le temps ?
[pré-requis : avoir lu le VIS COMICA n°3 (1er juin) qui parlait du remarquable pastiche de Houellebecq par Fioretto et qui exposait ma détestation du personnage et de l’écrivain ; penser quelque chose de Houellebecq, peu importe quoi]
Cet été en rangeant ma bibliothèque, j’ai retrouvé un recueil de poésies de Houellebecq, La poursuite du bonheur, paru chez Librio en mars 2000. Je me souviens qu’à l’époque j’avais trouvé cela vraiment mauvais et d’une posture de perdant permanent et d’accablé perpétuel qui manquait de véracité. Cela m’avait paru fabriqué. Et en plus, mal. (Un peu comme Cioran, j’en parlerai un jour, dont les aphorismes métaphysiques sur la douleur de vivre me sont d’un ridicule accompli, lui, en sus, qui passa sa vie de souffrance en dîners en ville et à se balader avec des people littéraires). En feuilletant vingt après, je ne suis plus exaspéré par cette poursuite du bonheur en savates, mais hilare. S’il avait voulu faire drôle, c’était pathétique, s’il avait voulu faire pathétique, c’était drôle. Le problème, c’est que sa ferme résolution est de labourer le pathétique, et d’y croire, et de le propager sans autre propos… Or, avec le recul, je trouve que maintenant ce n’est en fait que drôle. Ou plus précisément : que grotesque. Voici le premier poème :
C’est comique car très mauvais, non, ces vers de niveau scolaire ? (on dirait moi-même quand je veux faire mon Parnassien, ou un humoriste de France Inter lancé dans une parodie de chanson, c’est dire). Du coup cela m’a rappelé illico une courte nouvelle de Bukowski qui moi, m’avait vraiment fait rire la première fois que je l’ai lue : La lie de miséricorde, dans le recueil Je t’aime Albert. Bukowski y narre sa détestation lors d’une lecture publique d’un mauvais poème. Houellebecq pourrait être le type même de poète fustigé par Bukowski. Je le vois très bien déclamant ses vers de mirliton pousseur de caddie de supermarché dans un bar branché du 11e à Paris. Et ce serait drôle, comme l’a été le regard de Bukowski sur les poètes imposteurs des 70ties. Du coup, je vous ai mise cette nouvelle à télécharger. Mais GARE : C’est une nouvelle qui ne fait pas rire tout le monde car ATTENTION, elle est grossière, vulgaire, sexiste et verse dans la scatologie et le pornographique (Forcément c’est tentant, mais il est encore temps de ne pas la lire en ne cliquant pas là : BukowskiLaliedeMiqericorde), (mais, en étant si frontale, cette nouvelle est sans doute bien moins insidieuse que toute l’œuvre de Houellebecq).
Avec un peu de chance, La lie de miséricorde va amuser d’autres personnes que moi… Et vous direz tout ce que vous voudrez de Bukowski (qui prend le soin d’être insulté lui-même dans son texte), mais s’il y a une chose dont je suis convaincu, c’est qu’à sa façon il avait de l’exigence, du recul, de la sincérité, et qu’il aimait, lui, les gens.
(Et cette fois je clos le cas du Michel Ouin-Ouin. Promis, je ne vous en parlerai plus).
Quelques brèves de comptoir
« La mondialisation, il ne faudrait pas non plus que ce soit qu’en France ».
« Quand c’est Van Gogh sur la boîte, souvent, c’est du grand chocolat ».
« Le Caprice des Dieux, ça fait Wagner comme fromage ».
« Papillon, il se cachait du fric dans le cul. Henri de Monfreid, c’était des perles. Ça sert à tout ! »
« C’est pas toi qui cherchait un maison en Bretagne ? Y’a un fou qui vient de tuer ses voisins ».
« Réduire le taux d’alcoolémie de 0,7 à 0,5, je ne vois pas ce que ça change : j’ai toujours deux. »
(… et quelques milliers d’autres)
Brèves de comptoir, de Jean-Marie Gourio, Robert Laffont Bouquins – 2002.
des lecteurs envoient des trucs
• Claude Haber, désigné malgré lui correspondant officiel de VIS COMICA en Belgique, m’a envoyé cet été les articles de recommandations de lecture de La Libre Belgique. On y voit que l’humour y est pris au sérieux. Je n’ai encore jamais vu, en tout cas à ma connaissance, la presse française faire ce genre de promotion, du moins sur plus exigeant en terme d’humour que des ouvrages à la Bridget Jones et autres Aurélie Valogne. Voici les articles :
S’il y a des auteurs pour lesquels La Libre Belgique ne prend pas trop de risques (Douglas Adams, William Klotzwinckle, Pierre Desproges, j’avoue ne pas avoir entendu parler jusque là d’Adrien Gygax ou Alan Benett. VIS COMICA va s’en occuper (à suivre !).
Concernant Douglas Adams évoqué dans un des articles ci-dessus, auteur cultissime de SF non sensique aux 14 millions de livres vendus (notamment Le Guide galactique, en 5 volumes), j’avoue être embarrassé pour en parler. Trop touffu, trop bavard, trop digressif, trop barré en tous sens, trop lent, trop de sentiment persistant, et sans doute faux car il prétendait travailler beaucoup ses textes, que c’est écrit au fil de la plume sans préoccupation de cohérence ou de structure de narration… Je ne suis jamais parvenu à le lire ! Du coup, cet été pour tenter de m’y remettre j’ai exhumé de ma bibliothèque les exemplaires des aventures de son « privé holistique » Dirk Gently, que je n’avais toujours pas lues : pareil que pour Le Guide galactique… Ça me tombe des mains tandis que le restant de l’univers trouve pourtant cela drôle. Alors je me suis rabattu sur Fonds de tiroir, publié un an après sa mort : c’est le manuscrit inachevé du troisième Dirk Gently, et un recueil d’articles pour des revues, des extraits de conférence… Il y a à boire et à manger, mais on y trouve une véritable pépite (la longue narration de plongées sous-marines en Australie et la rencontre avec des raies manta), digne d’un David Foster Wallace du formidable « Un truc soi disant super auquel on ne me reprendra pas » (Au Diable Vauvert) et puis dans le lot, ce très court texte qui vaut son paquet, à télécharger > ici : « Biscuits ». Lisez-le — ça prend très peu de temps — et notez quelque chose à laquelle Douglas Adams ne semble même pas penser, qui expliquerait pourtant la situation qu’il narre, c’est qu’il était un colosse (mais gentil nounours, dit-on) de près de deux mètres de haut…
• Et puis hop, une vitrine de Bruxelles. Merci Claude (encore!)
MESSAGES DE SERVICE ET AUTRES ÉCHANGES
• Sondage express : pour les extraits de romans ou les nouvelles préférez-vous qu’ils s’affichent sous forme de galerie d’image (comme dans le courrier des lecteurs) ou de PDF comme dans l’article Marc Twain ? > Dites-moi
• (REDITE) Collaborations possibles (souhaitables et souhaitées !) : VIS COMICA risque de n’afficher que mes goûts, or je suis très difficile car par déformation professionnelle due au fait de devoir décortiquer les textes des autres, je discerne trop souvent comment ont été bâties les choses, ou du moins j’ai cette impression, qui me douche l’enthousiasme. Et puis l’humour, aussi, c’est subjectif, pour le moins. Nombre d’auteurs réputés hilarants me laissent perplexe. Il faut donc de la diversité de sensibilité dans cette lettre dès lors que certains auteurs ou autrices sont difficilement contournables par leur écho. Aussi je recrute des volontaires pour écrire sur des romans, des écrits, qui me paraissent important de signaler, mais sur lesquels je me sens bien incapable d’écrire sans donner un avis qui serait négatif (ce qui est parfois dommage), puisqu’il ne s’agit pas dans cette situation ici de relayer des communiqués de presse, d’annoncer platement des parutions. En ce moment, par exemple, je cherche par exemple des volontaires sur des vieilleries classiques ou non type, en vrac, Tom Sharpe, Daniel Pennac (les Malaussène), Sébastien Gendron, Laurence Sterne sur lesquels je ne me sens pas d’écrire… Mais cela peut être aussi qui vous avez envie (> voir la liste des pressentis). On trouvera bien chez VIS COMICA un moyen de rémunérer ce travail… du moins qu’il ne soit pas gratuit ! Ce peut être des contributions uniques ou épisodiques. On ne s’engage pas pour la vie (toutefois je me réserve de refuser les textes qui ne me sembleraient pas adaptés). > Bref, si cela vous intéresse, signalez-vous !
C’EST (pas drôle, car c’est déjà) FINI !
Rendez-vous début septembre pour d’autres nouveautés, du classique, de la vieillerie, des trucs en ligne, etc.
En attendant vous pouvez toujours écouter mes podcasts : > ici « Le Documenteur » et > là « Mais de quoi tu me parles ? » (je ferai de nouveaux épisodes un de ces quatre, promis) ou acquérir mon nouveau roman (si ce n’est déjà fait).
Vous pouvez aussi chercher l’inspiration lecture avec le PENSE-BÊTE / LA BANDE-ANNONCE DE VIS COMICA (les auteurs dont je parlerai, je ne parlerai pas, j’ai déjà parlé, que vous pouvez d’ailleurs alimenter > en m’en suggérant pour enfin une tentative d’élaboration d’une bibliothèque de l’humour en littérature.
> N’hésitez pas à me faire remonter vos remarques et suggestions.
>>> Abonnez-vous à VIS COMICA c’est gratuit, faites abonner les âmes perdues en expliquant que c’est gratuit, voire soutenez (*) VIS COMICA ! À bientôt.
(*) Ça veut dire des cadeaux (ebooks), des trucs que je ne sais pas encore quoi, l’accès à un forum pour tchatcher et se refiler des plans lectures, etc.
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