Appliquer sur ce roman magistral l’étiquette exclusive de roman humoristique, genre qui nous anime ici, serait injustement réducteur tant il est riche, foisonnant, voire quelque peu fascinant. Certes, comme toute bonne comédie (une autodérision puissante en occupe les deux premiers tiers), il se termine, troisième acte et douche froide et fini de rigoler, sur du drame, du vertige, une belle profondeur lyrique et humaine (*), — mais l’humour de haute volée et sur plusieurs registres n’est, encore une fois, pas sa seule qualité.
Via le récit d’un acteur raté qui mène une enquête obsessionnelle sur celui qui serait le plus grand figurant de tous les figurants — un personnage fantomatique de l’histoire du cinéma, une sorte de Zélig de Woody Allen du septième art qui fait écho à ses propres échecs — Guillaume Poix, réussit un tour de force de mise en abyme et de mélange du réel et de la fiction. Prouesse véritable d’avoir imaginé un tel hommage au métier d’actrice et d’acteurs, à l’art de jouer, et de brandir au passage le spectre de la perte de soi par le désir fiévreux de création ou l’ambition artistique dévorante. Le tout servi par un style pour le moins épatant…
On pourrait écrire beaucoup sur ce roman à la trame très cinématographique (sinon classique : par exemple le narrateur frôlant la folie s’identifie à celui qu’il traque) mais dramaturgiquement impeccable issue sans doute d’une rigoureuse construction intellectuelle renvoyant à bien des drames traités par le cinéma lui-même… J’ai lu bien des romans axés sur le monde du cinéma (**) : celui-ci est indéniablement un des meilleurs. Et bien des pages sont extrêmement drôles.
Star
Guillaume Poix
EAN : 9782073019325
303 pages
GALLIMARD (09/03/2023)
(*) On retrouve d’ailleurs, hasard des récentes lectures ici, la structure de La Vague qui vient de Daniel Fohr, sinon le thème proche de l’artiste raté.
(**) Romans qui n’étaient pas humoristiques du tout. Les meilleurs, du moins à ma connaissance : Fondu au noir de Jean-Jacques Reboux, J’aurais dû rester chez nous de Horace McCoy, Les Nouvelles Confessions de William Boyd, Remake de Connie Willis (SF).
La 4e de couverture : « Bien sûr que je voulais faire du cinéma. Je n’entendais pas rester stagiaire. J’avais un plan. J’allais inopinément apparaître dans la nudité de mon être exceptionnel. J’allais me faire repérer. Ainsi, quand la cinéaste arriverait, je me lèverais, elle tournerait la tête vers moi, marquerait un temps d’arrêt (stupeur oblige), je ferais semblant de ne rien noter, exagérant mon naturel, elle me regarderait comme on contemple un phénomène, m’imaginerait instantanément dans son cadre et, sans plus de détour, me proposerait un rôle. »
Un extrait parmi les plus drôles (le narrateur est en train de suivre un cours de théâtre et vient de jouer un extrait de Maison de Poupée d’Ibsen avec une actrice. Le formateur s’apprête à donner son avis sur la prestation à laquelle il vient d’assister) :
« Après un silence étonnamment long, quelques inspirations muées en soupirs las, Didier, puisque tel était le nom du maître, plaça les doigts, qu’il avait courts, sur ses yeux, ses tempes, son front. Il fit mine de réfléchir, on sentait qu’il forçait. Ses phalanges trapues se recroquevillèrent, de la vapeur s’échappa de son cuir chevelu pourtant soyeux – coupe soignée du vieux beau : sel, poivre, vaguelettes et gomina –, le langage tentait de se frayer un passage dans les arcanes de sa matière cérébrale.
Quelques syllabes opportunément conservées en cas de besoin vital semblèrent s’agglomérer pour former des syntagmes, une phrase menaçait de naître, elle hésitait encore, il y avait la conjugaison – c’est le présent de l’indicatif, oui, mais l’auxiliaire est retors, il se donne moins facilement qu’un bon vieux premier groupe pas prise de tête, et puis l’accord, comment faire, quel est le sujet, à quoi faut-il accorder ce qui remonte le cours de la mémoire comme un saumon d’élevage pris dans la nasse de son unité de stabulation, vague souvenir trop rarement activé –, on allait tout de même tenter quelque chose.
Le visage de Didier se contracta dans la tentative d’articulation, sa température rectale avait dû grimper en flèche, il poussa, rougit, sa pensée complexe et singulière avait bel et bien fini d’arpenter l’alvéole neuronale résiduelle. Elle se projeta directement dans sa bouche cernée par de splendides facettes nacrées appliquées pour un prix inavouable deux ans plus tôt, le son éclata enfin et laissa résonner à mon oreille encore valide ces mots précieux et dont la profondeur allait m’habiter pendant des années :
— C’est pas bien.
Répétée plusieurs fois, la sentence fut même, suprême raffinement de cruauté, affublée d’un adverbe modalisateur qui intensifiait la blessure :
— C’est vraiment pas bien.
Puis la nature rustique de Didier reprit le dessus, il retrouva sa fougue virile, sa grossièreté un temps qualifiée d’« impayable » par un critique sensible à la laideur, et assena une formule plus crue :
— J’vais même vous dire, c’est d’la merde. De la grosse grosse merde. »