C’est en cours de lecture, vers la page 80 que j’ai réalisé soudain, et pourtant sans aucun indice, la signification du titre qui annonce et exprime tout le projet littéraire : Mittelmann = en allemand, homme moyen > ce qui nous renvoie à L’Homme sans qualité de Robert Musil > qui a écrit Les désarrois de l’élève Törless. L’élève, le prof, la vanité et la médiocrité de tout… CQFD ! Ma théorie a été confirmée page 106 puisqu’une allusion à Musil est présente dans ce roman qui n’est a priori pas humoristique, mais a toute sa place ici tant le projet est satirique et empreint d’une vision caustique à l’humour noir affleurant en permanence.
Les désarrois du professeur Mittelmann, d’Éric Bonnargent est un excellent roman avec des pages formidablement cruelles (sur la vieillesse*, sur la sénescence**, sur le monde de l’enseignement, sur le RER et les banlieues périphériques, sur l’époque.. voire sur la ville de Brunoy***) souvent très écrites. La vie désabusée, vaine, de Mittelmann prof de philosophie est jubilatoire de misanthropie, de détestation et d’auto-détestation. Hormis le dernier chapitre qui me semble être de trop, cherchant à rester déprimant mais dans un semblant d’espoir pour ne pas clore sur du définitivement dépressif — j’aurais simplement et abruptement terminé le roman sur l’antépénultième chapitre qui narre un cours sur, entre autres, Jankelevitch et la mort — c’est un absolu bonheur de lecture comme on aimerait en trouver plus souvent même si le propos est sombre au possible. Surprenants sont les vrais-faux verbatims des cours de philo donnés par Mittelmann à ses classes dissipées : une certaine tendresse affleure. L’auteur aime — malgré tout — son métier d’enseignant. D’ailleurs, dans un dialogue avec son éditeur, le personnage en mise en abyme avoue que ce n’est pas autobiographique : tant mieux, sinon on craindrait le pire pour la santé mentale de Bonnargent, qui aura espérons-le d’autres opus à nous offrir ****.
Présentation de l’éditeur : Septembre 2020. Pour la première fois depuis plus de trente ans, la rentrée des classes se fera sans le professeur Mittelmann. Pour ce jeune retraité, c’est l’heure du bilan. Entré sans conviction dans l’Éducation nationale, n’ayant eu d’ambition que littéraire, il aura pourtant été un excellent professeur de philosophie. Mais un piètre écrivain : « Il avait réussi là où il n’avait pas voulu réussir, échoué là où il avait voulu réussir. » Se remémorant son parcours, de sa Lorraine natale à la capitale en passant par Nice et surtout Brunoy, Mittelmann prend conscience qu’il n’aura jamais été à la hauteur de ses idéaux : « Au conseil de classe de l’Au-delà, Dieu n’écrira pas sur mon bulletin : Aurait pu mieux faire mais, ce qui est bien pire : A fait de son mieux. » Mittelmann, vieillissant, constate combien il est devenu réfractaire aux évolutions du monde. Son regard ironique et désabusé devient jeu de massacre. Rien ni personne n’est épargné : ni l’Éducation nationale (élèves, professeurs, corps administratif), ni le milieu littéraire (« les mêmes compromissions, les mêmes tartufferies et les mêmes rivalités » qu’ailleurs), ni la banlieue (et sa misère culturelle), ni les femmes qu’il a aimées, ni, surtout, lui-même.
Les désarrois du professeur Mittelmann – Éric Bonnargent
EAN : 9782373852851 – 240 pages – Les éditions du Sonneur (17/08/2023)
(*) et (**) J’ai l’âge du personnage en ouverture du livre : ce qu’il en décrit est pathétique, mais si vrai.
(***) Je connais bien Brunoy (91). C’est effroyablement lucide. Heureusement pour les habitants de Brunoy qu’ils ne lisent pas.
(****) En 2015, il co-écrit avec Gilles Marchand, Le roman de Bolano, que j’ai essayé de lire, mais en vain, ne parvenant pas à entrer dans le délire des deux auteurs.